Dans ce conte apparaissent, sous forme de journal de voyage, d’une part le récit du Prince, d’autre part ce que nous découvrons par nous-mêmes… Les regards ne sont pas les mêmes et peuvent être par moments contradictoires.
Le Prince s’émerveillant par exemple d’une situation que nous analysons autrement, comme un élément de modernité des années 1900 ou la déclaration d’un éminent académicien.
Les ingénuités sont également partagées. Celle du Prince, devant un monde qu’il admire, et celle des Nioukos concernant leur civilisation. Une forme de récit empruntée à la fable classique.
Dans ce monde nouveau, nous avons pensé, Anik Le Ray et moi, qu’il serait plus amusant de ne pas donner le pouvoir à une autorité militaire ou politique, mais à l’Académie des Sciences, laquelle aurait pris dans cette histoire une position définitive sur les rapports du Singe et de la Nature.
Il fallait aussi attribuer à ce « nouveau monde » une époque, un style, un comportement cohérent qui nous fasse penser à notre propre histoire.
Nous avons choisi la fin du XIXème siècle, une époque où jamais dans l’histoire, l’Homme ne s’est senti aussi supérieur à la nature et à ceux qui n’étaient pas parvenus, selon eux, au même degré d’évolution. C’est le règne du progrès, des découvertes industrielles, de l’électricité rayonnante et des expositions coloniales où l’on présentait les « sauvages » dans des cages analogues à celles du Jardin des Plantes…
« Comment avez-vous fait pour découvrir la certitude ? » demande le Prince aux académiciens… L’architecture est pesante, même si elle s’agrémente d’éléments décoratifs ostensibles. C’est celle du baron Haussmann, des Grands Magasins.
Les Nioukos ont la dignité des personnages que l’on voit dans les gravures du « Tour du Monde » ou chez Jules Verne. Leur bonne foi ne sera pas remise en cause. Et si l’un d’eux trébuche dans un escalier mécanique, il se redresse aussitôt avec dignité, car cette société est pleine de raideur.
Mais régulièrement, il lui faut des plaisirs pour se défouler. Des plaisirs encouragés par l’Académie à condition qu’ils soient bien encadrés. Le quartier de la Cité, dévolu à la fête est constitué de baraques à épouvante dans lesquelles on ne reconnaît plus les singes dignes et paisibles des autres séquences, métamorphosés soudain en fêtards inquiétants.
Nous abordons la peur organisée, mais aussi la peur sous toutes ses formes : La peur de l’autre, la peur des forces naturelles ou instinctives. Comme celle, mêlée d’attirance, qu’éprouve Elisabeth pour cet étranger, alors qu’elle est, elle-même, une botaniste confirmée. Son compagnon, le professeur Abervrach est plus simple. Ethnologue chassé de l’Académie, il ne rêve que d’y retrouver son siège…
Le Prince évoque une autre époque de l’histoire des singes (la Renaissance).
Une époque où les arts et la poésie avaient autant d’importance que la guerre. Dans ce nouveau Monde que lui fait découvrir le jeune Tom, il est d’abord admiratif devant tant de merveilles, avant d’en découvrir les dangers. Même s’il s’agit d’un vieux singe, il émane de lui une élégance et une poésie qui plait à son nouvel ami…
L’animation en tient compte, plus souple pour ces deux personnages que pour les autres.
Sur le plan graphique, avec Jean Palenstjin (le chef décorateur de L’Ile de Black Mor et du Tableau), nous avons essayé de différencier le monde d’où vient ce seigneur et celui des Nioukos. Dans les récits du Prince, la couleur est plus présente, comme dans les enluminures. En revanche, dans le monde des Nioukos, le style est différent. Il évoquera les gravures des années Jules Verne ou de Gustave Doré, une époque où le dessin primait sur la peinture, celle des grands caricaturistes, comme Daumier auquel nous rendons hommage pour les personnages de l’Académie des Sciences…. Mais à la fin du voyage, en approchant de la Canopée, la peinture reprend vraiment sa place.
Avec Christophe Héral (le musicien de L’Ile de Black Mor), nous avons choisi une expression musicale un peu décalée, en se rapprochant des compositeurs américains des années 40, pour illustrer le « monde moderne ». Mais il s’agit surtout de sa propre musique, pleine de vie et d’invention…
Enfin sur le plan simplement cinématographique, il y a dans cette fable quelques situations fortes ou absurdes qui m’attirent particulièrement pour leur potentiel poétique. Certaines sont même des retrouvailles. Je pense au Muséum abandonné (et sa galerie de l’évolution)… La visite de la Cité, avec ses fabriques et ses grands magasins… L’intrusion de la végétation dans les rues de la ville… La fête de la Peur, avec la projection d’un premier film muet (un avatar de King Kong)… Les tests d’intelligence du professeur Abervrach…
Et bien sûr la vie aérienne en Canopée…
Jean-François Laguionie
Le Voyage du Prince, le 04 décembre 2019 au cinéma