Depuis le choc émotionnel ressenti à la découverte du film La Traversée de l’Atlantique à la rame, je n’avais jamais eu l’occasion de croiser la route de Jean-François Laguionie jusqu’au jour où, à la demande d’Armelle Glorennec et d’Eric Jacquot, je débarque en Bretagne dans l’atelier du maître.
D’un épais dossier, il extrait la première planche du Voyage. J’y vois un homme inconscient échoué sur une plage. Il me coupe :
« Non, pas un homme, c’est un singe ! »
Puis il me parle d’une fable où des singes sont mis en scène, et aussi d’un travail préparatoire de plusieurs années avec l’aide d’Anik Le Ray à l’écriture, de Jean Palenstijn au graphisme et de Christophe Héral à la musique, un long métrage d’animation dénommé Le Voyage du Prince.
« Non, pas un film d’animation, un film tout court ! »
corrige-t-il.
Oups… Je ferais mieux de me taire. A la prochaine gaffe, il me remet dans le train pour Paris. Et puis non, il me propose de monter à bord pour entreprendre le Voyage ; de lire, de regarder, de proposer, de donner un coup de rame pour que le film se fasse. Je lis, je regarde, je propose et, de simple équipier, le maître me donne une place sur la passerelle du navire avec la bénédiction des armateurs Armelle et Eric.
J’ai mis la main sur la barre à côté de celle du capitaine et nous avons appareillé.
Le Voyage du Prince : un conte contemporain ?
En découvrant, ému, la première planche du singe sur la plage, comment ne pas penser à toutes les personnes qui traversent la Méditerranée et s’échouent sur nos rivages ? Comme elles, notre singe, le Prince Laankos, va recevoir un accueil glacial et être mis à l’écart. Lui, grand amateur d’arts, épicurien, Prince de la Renaissance italienne, est précipité dans un monde moderne où le pouvoir est détenu par une Académie de scientifiques imbus de leurs personnes. Un monde qui se croit unique, qui nie l’existence de l’étranger, qui cultive la peur de l’autre, où les certitudes et la supériorité scientifique priment sur la nature : comme l’écrivait Tourgueniev :
«Oui, oui, cher monsieur ; ce que nous chérissons, ce sont les fruits de la civilisation. Et vous n’allez pas me dire qu’ils ne valent rien»
La forêt lutte contre la cité des singes, sorte de gigantesque mégalopole de la fin du XIXème que nous avons stylisée en pensant à Gustave Doré mais aussi à Fritz Lang en rajoutant de la couleur.
Les ambiances en camaïeux, loin de tout réalisme, expriment les sentiments des personnages, tous tracés par la main de Jean-François ; certains tels les académiciens, sont inspirés de Daumier.
A l’image d’une robuste caravelle du XVème siècle, la mise en scène est volontairement sobre et efficace, le découpage loin des habitudes frénétiques, l’animation réduite à l’essentiel comme avec des acteurs de « films en vrai » qui n’ont pas peur du vide et ne gigotent pas devant la caméra.
J’ai mis mes pieds dans les empreintes du maître et fait en sorte de mettre en musique la mélodie ; il était le compositeur et moi, toute comparaison gardée, l’arrangeur et le chef d’orchestre.
Je souhaite que le public – adultes, enfants, singes et autres congénères – partage notre Voyage en s’amusant mais aussi en observant, comme dans un miroir, le reflet de notre vie d’aujourd’hui. Phèdre le disait dans ces termes : « Le mérite de la fable est double : elle suscite le rire et donne une leçon de prudence !»
Bon Voyage !
Xavier Picard
Le Voyage du Prince, le 04 décembre 2019 au cinéma