Le propos de La Traversée est né de la rencontre entre deux émotions : la mémoire familiale – mes arrière-grands-parents fuyant Odessa au début du XXème siècle, ma mère et son jeune frère sur les routes de France gagnant la zone libre en 1940 et la spectaculaire augmentation des déplacements humains au cours des dernières décennies. J’ai vu se refléter dans le parcours des familles kurdes, syriennes, soudanaises, afghanes, celui de ma propre famille juive. Des gens poussés par la guerre, la faim, les persécutions, cherchant une meilleure terre où reconstruire leur existence et prêts pour cela à affronter tous les périls.
Si le film s’ancre dans les réalités migratoires contemporaines, le sujet est traité de façon intemporelle afin de montrer la permanence de l’histoire des migrations – en s’inspirant de la narration des mythes et des contes.
La décision de suivre deux héros au sortir de l’enfance a été prise avec ma coscénariste la romancière Marie Desplechin, dont les livres s’adressent en priorité à la jeunesse. Nous avons abordé le récit dans cette optique : nos deux héros, sœur et frère, Kyona et Adriel, portent aussi bien la figure de Hansel et Gretel que celle de deux jeunes « mineurs isolés ».
C’est dans cette double approche, dont la pertinence s’est confirmée au fil de l’écriture, que nous avons construit la narration.
Le film est découpé en autant de « chapitres » qui correspondent chacun à un domaine du conte et simultanément à une situation actuelle des chemins d’exil. Ainsi, les enfants des rues sont évoqués comme des « frères corbeaux » ou des petits poucets abandonnés par leurs parents, la vieille femme qui recueille Kyona dans la forêt comme une Baba Yaga, le couple des acheteurs d’enfants comme des ogres…
Pariant sur le pouvoir de la fiction à rendre compte au mieux du réel, nous utilisons ses codes. L’histoire est située sur une carte imaginaire, rappelant peu ou prou les contours de l’Europe. Les peuples qui l’habitent nous sont étrangement familiers. Rien ne permet d’attribuer une époque donnée à l’histoire, qui pourrait se dérouler au siècle dernier comme aujourd’hui ou demain. Nous sommes dans le temps indéfini de la légende.
Cette approche a fait que nous nous adressons à un public commun d’enfants et d’adultes, comme le font les mythes, qui offrent à chaque âge des images nécessaires pour se représenter et apprivoiser l’expérience du monde.
L’action, du départ à l’arrivée, se déroule sur quatre saisons, que distinguent les atmosphères et les couleurs. Ce cycle contient une double traversée, les deux héros quittant à la fois leur pays et l’enfance. Sur le chemin, les héros apprennent à résister, à se battre, à perdre et à aimer. Ils deviennent progressivement eux-mêmes. Leur caractère évolue, comme leur corps et leur visage. Leur épopée prend un caractère initiatique et leur voyage, s’offre comme la métaphore du passage vers l’âge adulte.
Le récit est porté par la voix de Kyona âgée, qui relate le souvenir de sa « traversée », à partir d’un carnet de croquis qu’elle dessine tout au long de son périple. Cette mémoire restituée se présente ainsi comme un acte de transmission.
Le carnet a été reconstitué à partir de dessins de ma mère, Mireille Glodek Miailhe. Entre 15 et 18 ans autour de la deuxième guerre mondiale, elle représente sa famille, son frère, des scènes de la vie quotidienne. C’est à partir de ses dessins que nous avons défini les personnages et certains décors.
Inversement des dessins de ma mère ont été modifiés pour correspondre aux personnages. Ainsi une troublante réalité se crée faite d’allers-retours entre les croquis d’époque et l’univers du film.
Le travail sur les décors et les situations a été précédé d’une documentation importante sur les parcours des réfugiés, les dangers encourus et les camps de rétention. Photos, reportages, récits fondent la part de réalité contemporaine du film. On le constate particulièrement dans les séquences consacrées au refuge des enfants des rues, au cirque nomade et aux prostituées et dans celles qui portent sur le camp de rétention de Shalangar.
Le film joue ainsi constamment entre l’imaginaire et le documentaire, le quotidien et l’onirique.
L’animation en peinture, avec ce qu’elle offre d’émotion esthétique et de mise à distance y contribue.